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Devoir et Silence … 

 

Tout comme le nouveau-né est entré dans le langage depuis sa naissance sans pour autant posséder les codes lui permettant d’interagir avec ses pairs de manière normée, intelligible ; l’apprenti ne sait ni lire ni écrire. Il lui faut donc s’extraire de son langage propre, individuel et apprendre, par son silence notamment, à se conformer aux règles de la langue commune de son ordre. Une langue beaucoup plus complexe, beaucoup plus symbolique, car sacrée. En ce sens, il devra observer les devoirs définis par les grandes constitutions et règlements généraux de son ordre. Outils les plus sûrs pour la mise en pratique de cette éducation à part entière. Se conformer aux lois collectives tout en gardant sa liberté d’être et de penser est un long apprentissage. Mettre en place une rigueur et non une rigidité. Concevoir et se confronter au cadre de l’ordre, en éprouver sa solidité et sa souplesse pour s’y insérer librement et justement, pour « permettre un fonctionnement dans l’Harmonie et la Fraternité. Dans un esprit d’Humilité, de Coopération et de Service. » Dégrossir sa pierre unique et s’insérer au temple en parfaite  cohérence, par l’assiduité aux tenues, par l’obéissance raisonnée aux maîtres en général et au second surveillant en particulier. Ce dernier étant chargé de l’instruction des apprentis en toute justice tempérée de clémence. Enfin, par l’assistance due à tout maçon, de secours et de conseils.

Par conséquent, l’apprenti se forme, avant tout, à être un Homme de devoirs. Dans notre rite, il n’est encore que « réceptionné ». Nous pourrions dire qu’il fait « ses classes ». C’est par la bonne observation de ses devoirs qu’il sera jugé, par ses pairs, apte à l’initiation lors de son passage au second degré. Son histoire est donc longue et emplie d’achoppements. Elle pourrait se conter ainsi…

« Je vous invite à laisser les métaux à la porte du temple et à faire en vous-même le silence intérieur », déclare le maître aux enfants après que d’avoir initié la rituélie.

L’enfant. L’Infans, étymologiquement « celui qui n’a pas la parole ». L’apprenti n’a encore que trois ans.

 « Votre devoir, ici-bas, est de réaliser un puzzle, le vôtre !  C’est une tâche ardue, nécessitant  concentration et recueillement. Pour ce faire, il vous faudra,, réunir toutes les pièces étalées devant vous. Les retourner pour les percevoir. En comprendre le sens et les agencer pour définir un tout cohérent. Même si vous faites toutes et tous partie d’un ensemble, ce travail est une activité personnelle, individuelle. Vous n’avez pas le droit d’échanger pendant l’activité. Vous n’aurez pas le droit de parler jusqu’à la fin de votre travail. »

L’enfant se met en devoir de réaliser son petit œuvre. Il sait qu’il ne sert à rien de s’inspirer de son voisin car sa réalisation est unique et que chacun de ces puzzles une fois achevé et associé, définira quelque chose d’encore plus grand. Quoi ? Il ne le sait pas, car il n’est pas capable d’appréhender un Tout aussi important.  Il a pourtant conscience que sa tâche fait partie d’un plan plus vaste.  « EN TO PAN »  :  Un le Tout.

 

« Chaque pièce définit un devoir particulier. Et ces devoirs doivent s’égrener en silence. ».

L’enfant comprend que chacune prise à part a un sens en soi. Mais qu’elle prend une nouvelle signification lorsqu’elle est mise en place, lorsqu’elle est coordonnée avec une autre. Chaque nouvelle unité, chaque nouveau devoir  qui vient s’enchâsser en précise un plus étendu. Après tout, selon le rite, le Maçon de la terre de Memphis ne doit-il pas se comporter comme un Homme de devoir, seule manière d’assister le Suprême Architecte de tous les mondes ?…

Pour ce faire, il sait compter sur de nobles précepteurs. Les netherou de l’Antique Egypte. Inpou, le « maître des choses cachées », guide, au combien précieux, pour saisir la signification profonde de chaque pièce ; Thot « celui qui donne les souffles, le rythme du Verbe par les silences employés » ; ainsi que sa parèdre Seshet, la déesse qui inspire le destin dans la spirale du devenir. Et bien d’autres encore. Mais pour l’heure, sa déesse tutélaire est celle de tous les apprentis artisans comme lui. La déesse cobra Meresget : « Celle qui aime le Silence »…

Une masse de bois s’abat par trois fois et rompt le silence. Deux maîtres lui répondent successivement. Des éclairs d’énergie jaillissent comme des coups de tonnerre. Mjöllnir est triple, comme les chocs de maillet. L’espace est scellé, le triangle reformé.

Neuf coups entremêlés de silences et six mots proclamés à l’unisson, le rappellent à l’Ordre. Cérémonie évocatoire le plongeant « dans un silence complet.»  Sésame rouvrant la porte vers un ailleurs intangible pour « que les travaux reprennent force et vigueur et demeurent conformes à l’Harmonie Universelle ». Et le maître de préciser: « Nous ne sommes plus dans le monde profane ».

Elévation ! Changement de plan ! Il ressent cet instant comme sacré. Il comprend que la coordination de la triple batterie suivie de l’acclamation complète alignées sur le maître, sont des composantes opératives du rituel. Rite d’imprégnation dont l’efficacité pour chacun dépend de son état de présence immanente. Un état de « Hic et Nunc », une osmose permettant un échange symbiotique constant des énergies.

                Dans l’ombre du Nord les apprentis reprennent leur travail. L’enfant se recentre et observe à nouveau son devoir. Trois pièces d’un côté, quatre de l’autre, cinq par là… L’ensemble n’a pas encore de forme. Pourtant, il sait qu’il est en bonne voie. Il a appris à écouter. Tous ses sens sont en éveil. Il a compris qu’ « Ecoute » et « Silence » sont des jumeaux alchimiques !

                Cette réflexion le replonge dans son passé. Il se souvient de ces trois interrogations qui l’avaient mis en défaut. Il était déjà question de devoirs. Envers soi et l’humanité, envers l’Univers mais surtout envers l’Intelligence à l’œuvre dans cet Univers… Trois questions qui ne faisaient qu’une ! Déjà il essayait d’y répondre dans le mutisme et l’isolement du cabinet. Car dès lors, le silence l’accompagnait et le guidait. C’était Son Silence. Ce silence intérieur. Egyptien. Arrêt de la pensée. Guide de la vraie réflexion. Celle qui nous amène à cheminer toujours plus avant en nous, à la recherche de ce que nous sommes, de notre divinité. Du Divin lui-même.

                «  Thot parle au silencieux dans son cœur » : déclare Lachaud. Chaque atome de silence est promesse de floraisons merveilleuses. Dans toute initiation, il est le premier des devoirs. Le Grand Silence des Carmélites. Le Silence du Bouddha. Instant fugace entre inspire et expire, figurant la vacuité. Non vide. Mais emplie d’un tout amenant à la pleine conscience. Silence immatériel, ferment des vertus,  guide de l’arétologie qui assure la maîtrise de ce mental galopant exempt de cocher. Maât, le principe équilibrant qui pacifie les pulsions du corps physique et apaise les passions de l’âme, aussi sûrement que ce « Parfum Sacré de suave odeur, nous rend fraternels les uns envers les autres et élève nos esprits et nos cœurs »…

                Horus Harpocrate, Horus enfant, un doigt sur la bouche, doit se venger en déchiffrant le langage symbolique, c’est-à-dire maîtriser, en silence, ses passions terrestres. Cette force involutive, dissolvante, « séthienne », qui paralysa l’évolution et fit succomber son père.

Silence intérieur qui conditionnera toute la vie future du maçon…

L’enfant revient à sa réalité. Encore tant de travail, tant de devoirs. Il n’a associé que douze pièces sur l’ensemble. Il comprend qu’il lui faudra des années pour compléter son œuvre. Il sait que le chemin sera très, très long…

Le temps se compte en grains de sable sur la grève de la vie. Désormais, « le silence règne sur l’une et l’autre colonnes ». Même l’ « écho demeure silencieux ». Le puzzle a pris forme. Une forme. La sienne. Celle qu’il lui a donnée en modelant les morceaux à son rythme, selon ses inspirations, guidé par la main invisible de Shai, le destin inscrit dans le tréfonds de son être.

Aucun bord n’est défini. Des ergots sont partout présents. Comme la corde à douze nœuds reste ouverte pour en accueillir une distincte, puis une autre encore et ainsi de suite, son puzzle se raccroche à d’autres. Combien ? Il ne le sait, mais… qu’importe !

L’enfant regarde l’image inscrite, formant son seul grand Devoir. Une canne. Un chemin menant à l’horizon. Le tout baigné d’une lumière diffuse dont il ne voit pas la source mais qui, peu à peu, chasse les ténèbres environnantes. Post Tenebrae Lux !  Le chemin du cherchant arpentant silencieusement la spirale de ses vies. Il est l’homme du matin et du soleil levant. Il est « celui qui marche … »

                Cet enfant mes sœurs et mes frères, vous l’avez reconnu, c’est l’apprenti que vous fûtes. C’est celui que JE SUIS. C’est aussi celui que nous serons toujours en tant que cherchant sincère. N’oubliant jamais, comme nous l’enseigne à chaque tenue notre Passé Grand Maître Général de l’Ordre Constant Chevillon qu’ « en se dirigeant au but harmonieux, en travaillant ici-bas, en regardant les Cieux et en mêlant le travail à l’ardente prière, de dorer au feu Divin notre argile grossière »… Car tel est le seul Devoir véritable incombant à l’initié !

Le Silence est l’outil. Le Devoir, la voie. Les deux sont consubstantiels.

Laissez-moi vous offrir avant que de retourner dans mon mutisme, le plus beau cadeau que je puisse faire. Un bref instant de ce Silence sacré :

[…………]

J’ai dit

Frère Marc

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